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Face à l’incertitude économique que suscite l’intelligence artificielle, notre rôle n’est pas de prédire quel scénario prévaudra, mais de nous informer et d'ordonner notre réflexion pour anticiper ses effets sur la santé des salariés, l’emploi et l’organisation du travail, dans le but d’améliorer les conditions de travail, de préserver la santé des salariés et d’éviter que cette transformation technologique majeure ne devienne une crise sociale et sanitaire.

Thomas Cole, Course of Empire, Destruction 1835

Macroéconomie & futur du travail

 

Contexte

 

Certains considèrent encore que l’IA relève d’un phénomène de mode, d’une « bulle », d’une « lubie », que s’inquiéter des conséquences de l’ Intelligence Artificielle General (une intelligence artificielle capable d'effectuer ou d'apprendre pratiquement n'importe quelle tâche cognitive au moins aussi bien que l'humain) serait du « long- termisme » et qu’un médecin qui s’y intéresserait manquerait à sa vocation première. 

Pourtant, en tant que professionnels de la prévention, notre rôle n’est-il pas précisément d’analyser les situations émergentes, d’identifier les risques potentiels qui en découlent pour les salariés, puis de proposer des mesures permettant de les supprimer ou de les atténuer autant que possible ?

Fermer les yeux sur l’IA reviendrait à négliger un changement majeur des environnements de travail. Il ne s’agit pas d’adopter une posture idéologique, mais au contraire d’examiner avec rigueur les dynamiques en cours.

Percevoir l'Exponentiel

Comme le souligne Julian Schrittwieser (1), « la difficulté tient souvent à notre rapport aux phénomènes exponentiels : ils sont mal compris et donc sous-estimés ».

Son article rappelle combien cette erreur d’interprétation est récurrente : beaucoup estiment qu’un plateau a été atteint, avec une certaine déception quant aux capacités de GPT5 mais, ce qui paraît être un plateau ou un ralentissement n’est souvent qu’une illusion. Les données actuelles confirment d’ailleurs la persistance de la dynamique exponentielle : le benchmark METR montre déjà des modèles capables d’accomplir de manière autonome des tâches de plus de deux heures (2) (tableau 1), tandis que GDPval (3) révèle des performances proches de celles d’experts humains dans de nombreux métiers.

 

À ce rythme, il estime que si l’évolution des modèles poursuit cette dynamique exponentielle, qu’il n’est pas irréaliste d’imaginer dès 2026-2027, des systèmes opérant seuls pendant une journée entière et capable de réaliser la plupart des taches cognitives humaines. 

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Tableau 1 : durée typique des taches d’ingénierie informatique que différents LLMs peuvent réaliser dans 50% des cas 

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Tableau 2 : Taux de réussite au GDPval : performance sur des taches à forte valeur économiques de différent LLMs. Des évaluateurs experts ont comparé les livrables des modèles les plus avancé à ceux d’experts humains. Les modèles les plus avancés actuels approchent déjà de la qualité produite par les experts humains. Claude Opus 4.1 a généré des sorties jugées équivalentes ou supérieures à celles des humains dans un peu moins de la moitié des cas.

​Perspectives

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Face à cette incertitude, deux questions méritent d’être posées :

 

  1. Quelles seraient les conséquences pour les salariés si les détracteurs de l’IA avaient raison, et que ses avancées stagnaient dans les prochaines années, qu’une des utilités majeures de l’IA sera d’écrire nos mails, faire quelques recherches, que les entreprises ne resteront que 5% à trouver un réel bénéfice économique à l’intégration de l’ia (4), n’entraînant au final que des ajustements marginaux de l’économie, du travail et donc sur la santé des salariés qui seraient parfaitement gérable par les SPSTs ?
     

  2. Quelles seraient, à l’inverse, les conséquences pour les salariés si les détracteurs avaient tort, et que les capacités de l’IA progressaient de manière exponentielle, avec l’AGI agissant comme un véritable acteur économique et non comme un simple outil, rivalisant économiquement avec tout travailleur accomplissant des tâches intellectuelles, avec comme seule limite d’utilisation la rentabilité économique et computationnelle de l’automatisation d’un poste (5) ? Transformant - dès 2026-2027 si l’on suit l’évolution actuelle - profondément l’organisation, la nature du travail ainsi que le visage de l’économie toute entière, dépassant nos capacités d’accompagnement des salariés ?

 

La probabilité d’une telle évolution étant non-nulle, et ses conséquences étant potentiellement catastrophiques sur la santé de salariés et la santé publique (un véritable Cygne Noir comme le décrit Nicolas Nassim Taleb), nous pouvons nous demander s’il n’y a pas déjà des signes précurseurs, annonciateurs de ce potentiel évènement. ​

 

Parmi les multiples indicateurs que nous pouvons mentionner, en voici deux qui me semblent suffisamment parlants: ​

 

  • Nous pouvons déjà remarquer que depuis l’arrivée de ChatGPT en 2022, la production de richesses économiques aux US est maintenant décorrélée de la création d’emploi, et même inversement corrélée (6) (tableau 3). C’est-à-dire que l’humain n’est / ne sera plus un chainon essentiel dans la création de valeur économique mettant à mal la théorie que comme les précédentes révolutions industrielles, de nouveaux métiers apparaitrons et viendront remplacer ceux qui ont disparu.

 

On observe également une nette diminution du taux d’emploi des ingénieurs informatiques juniors depuis l’émergence de ChatGPT, leur rôle étant désormais facilement automatisable par les modèles actuels (Tableau 4). Cette tendance pourrait préfigurer une dynamique similaire dans d'autres secteurs, où les profils les plus expérimentés verront leur productivité fortement augmenter, tandis que le besoin en main-d'œuvre moins expérimentée diminuerait de manière significative. Ce phénomène soulève des questions majeures en matière de structuration du marché du travail, de formation et de transition professionnelle.

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Tableau 3 : Nombre total de nouveaux emplois créés vs cours du S&P500 par année.

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Tableau 4 : Evolution des effectifs des développeurs de logiciels aux US par tranche d’âge et par an. 

Anticiper l'exponentiel 

Ainsi, en tant que préventeurs, c’est donc cette seconde hypothèse qui doit retenir notre attention car ne pas l’anticiper serait immensément délétère pour les salariés et entreprises que nous accompagnons.​​​​

 

On pourrait modéliser ce shift en trois vagues successives s’imbriquant progressivement : ​

 

  • La première vague : celle où l’on se trouve actuellement. Automatisation de certaines taches au sein des entreprises et des administrations avec apparition de facteurs Gollac tels que le conflit de valeur, la perte d’autonomie pouvant occasionner des RPS. C’est là que les acteurs de la santé au travail doivent s’investir afin de prévenir la survenue de pathologies psychiatriques et d’arrêts de travail (7). 

 

  • La deuxième vague, on en voit déjà les prémices, le début de licenciements massifs liés à l’automatisation de poste entiers. On le voit déjà par exemple chez Accenture qui a licencié 12000 employés qui n’ont pas su s’adapter à l’ia ces trois derniers mois (8). 

 

« Parmi les collaborateurs dans le viseur d’Accenture, tous ceux qui n’ont pas été en mesure de se reconvertir dans l’intelligence artificielle doivent s’attendre à être renvoyés, si cela n’est pas encore fait. »

Julie Sweet, CEO du cabinet de Accenture

 

Cela induisant une instabilité de l’emploi, une augmentation des cadences, une réorganisation drastique des collectifs de travail pour essayer de rester économiquement pertinent face à l’IA et donc une apparition de nouveaux facteurs de RPS pour les salariés restants, ainsi que la création de centaines de milliers de nouveaux chômeurs.

 

La troisième vague : l’automatisation complète de tout poste intellectuel automatisable ou le rapport bénéfice/coût a l’automatisation est positif,  avec des millions de chômeurs à la clé (5).

 

Devant le réel enjeu de santé publique à venir si la seconde hypothèse se confirme, il est essentiel que les acteurs de la santé au travail s’approprient dès à présent ce sujet. Notre responsabilité est de développer des outils de veille, d’évaluation et d’anticipation, afin d’accompagner les entreprises, les salariés ainsi que le législateur dans cette transition, et de proposer des mesures concrètes pour atténuer ou supprimer les risques émergents liés à l’automatisation de l’économie entière.

 

 

 

 

Références

 

 

  1. Failing to Understand the Exponential, Again: https://www.julian.ac/blog/2025/09/27/failing-to-understand-the-exponential-again/

  2. Measuring AI Ability to Complete Long Tasks - METR: https://metr.org/blog/2025-03-19-measuring-ai-ability-to-complete-long-tasks/

  3. Measuring the performance of our models on real-world tasks | OpenAI: https://openai.com/fr-FR/index/gdpval/

  4. MIT Says 95% Of Enterprise AI Fail- Here’s What The 5% Are Doing Right: https://www.forbes.com/sites/jaimecatmull/2025/08/22/mit-says-95-of-enterprise-ai-failsheres-what-the-5-are-doing-right/

  5. We Won’t be Missed : Work and Growth in the Era of AGI ; Pascal Restrepo, Yale University: https://www.nber.org/system/files/chapters/c15315/c15315.pdf

  6. U.S. Bureau of Labor Statistics :U.S. Bureau of Labor Statistics: https://www.bls.gov/

  7. Les grands modèles de langage et les nouveaux enjeux psychosociaux au travail : un défi pour la santé au travail - ScienceDirect: https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S1775878525000517

  8. Faute de reconversion sur l'IA, des milliers de salariés d'Accenture licenciés - Le Monde Informatique: https://www.lemondeinformatique.fr/actualites/lire-faute-de-reconversion-sur-l-ia-des-milliers-de-salaries-d-accenture-licencies-98013.html

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